Les brevets, un risque pour les technologies blockchain et les cryptomonnaies ?

Les brevets liés aux technologies blockchain se multiplient. Depuis quelques années, des grands groupes comme IBM, Alibaba, Mastercard ou Bank of America cherchent à s'octroyer l'utilisation exclusive de la chaîne de blocs, la technologie open source derrière le bitcoin. La guerre des brevets qui se profile entre la Chine et les Etats-Unis va-t-elle avoir raison du caractère libre de la blockchain et des cryptomonnaies ?

Les brevets, un risque pour les technologies blockchain et les cryptomonnaies ?

La blockchain, la technologie de stockage et de transmission d'informations décentralisée derrière le bitcoin, permet une multitude d'applications concrètes. En effet, la chaîne de blocs est bien loin d'être cantonnée au transfert de cryptomonnaies. La blockchain ambitionne par exemple de révolutionner le monde des assurances grâce aux smart contracts, d'améliorer la traçabilité des produits du secteur agro-alimentaire ou de démocratiser le marché de l'Art. Les possibilités de cette technologie sont presque infinies. Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas que de nombreuses entreprises s'intéressent de près aux technologies blockchain.

? Explication de la chaîne de blocs également appelée blockchain

 

Une technologie open source menacée de monopole

La blockchain est, par essence, une technologie ouverte. En 2008, Satoshi Nakamoto a en effet choisi de publier les codes sources du protocole bitcoin sous une licence open source. Concrètement, n'importe qui peut utiliser, modifier, transformer, ou copier le code source du bitcoin et de la blockchain. La technologie est donc accessible à tous. Par contre, les personnes qui utilisent le protocole blockchain pour le redistribuer sous une autre forme ne sont pas contraintes de laisser leurs applications libre d'accès. Il est donc tout à fait possible de s'attribuer et de s'approprier l'usage exclusif d'une application précise de la blockchain.

"Il n'y a aucune interdiction de breveter des inventions qui utilisent l'open source (comme la blockchain Bitcoin). La brevetabilité résulte des nouvelles caractéristiques ou de fonctions que vous créez en utilisant la technologie existante" explique Sheppard Mullin, un cabinet d'avocats spécialisé dans le droit d'auteur.

évolution du nombre de brevets blockchain déposés de 2013 à 2018

En bref, le code source de la chaîne de bloc est libre d'utilisation mais certaines applications concrètes de la technologie peuvent être brevetées. Une fois brevetées, ces applications n'appartiennent donc plus au domaine public. Elles sont détenues par le propriétaire du brevet pendant une période bien définie par la loi (généralement 20 ans). C'est exactement ce que de nombreuses entreprises sont en train de faire. Depuis quelques années, des grands groupes comme IBM, Alibaba ou Mastercard cherchent en effet à s'octroyer le monopole de la blockchain en déposant des centaines de brevets par an. Entre 2013 et 2018, le nombre de brevets liés à la blockchain déposés dans le monde a augmenté de 285.6%, montre le World Patents Index Derwent, la base de données recensant tous les dépôts (ci-dessus).

secteurs où sont déposés les brevets blockchain

Plusieurs secteurs d'activité déposent à tour de bras des brevets blockchain depuis quelques années, montre une étude du BCG Center For Growth & Innovation. Sans surprise, le secteur de la finance est particulièrement actif dans le domaine. Parmi les groupes ayant breveté le plus de technologies blockchain, on trouve des acteurs de premier plan du monde de la finance comme Bank of America, l'une des plus importantes banques des Etats-Unis, Mastercard, TD Bank, une des plus importantes institutions financières au Canada, ou encore Visa. En 2017, Bank of America était d'ailleurs l'entreprise qui détenait le plus de brevets liés à la blockchain au monde, révèle le Bitcoin Patent Report. Des entités comme Goldman Sachs, Well Fargo Bank, JP Morgan Chase ou PayPal ont eux aussi breveté certaines applications des technologies blockchain ces dernières années.

Depuis 2017, Bank of America a été supplantée par IBM. Le géant de l'informatique a sécurisé 121 brevets à la blockchain dans différents domaines, dont la cybersécurité, les smart contracts, la santé ou le divertissement. La multinationale américaine a par exemple développé un navigateur web blockchain, un token autoconscient ou un système destiné à empêcher les vols de colis grâce à la blockchain. L'intérêt d'IBM pour la chaîne de blocs est bien réel et progresse d'année en année. Plus de 350 000 employés sont consacrés aux développement de projets blockchain. La firme dispose même d'une division entièrement dédiée, IBM Blockchain, et recrute des ingénieurs à tour de bras.

"En seulement 1 an, le nombre de brevets IBM blockchain a augmenté de 300%" souligne Yuval Halevi, fondateur de GuerillaBuzz, une firme de marketing israélienne focalisée sur les cryptomonnaies, dans un tweet.

D'autres géants de la technologie s'intéressent de près à la blockchain. Aux dernières nouvelles, Microsoft détient d'ailleurs 19 brevets liés à la blockchain. La plupart des technologies déposées concernent la sécurité informatique. Parmi les brevets les plus étonnants détenus par la firme de Bill Gates, on trouve un système de mining alimenté par l'activité corporelle. On citera aussi Intel, le fabricant américain de puces avec 28 brevets blockchains. Le fondeur de Santa Clara a notamment mis au point un processeur capable de réduire la consommation énergétique du minage de bitcoin. De son côté, l'équipementier Nokia a sécurisé 29 brevets liés à la chaîne de blocs. La firme finlandaise a par exemple conçu une blockchain destinée à protéger les données de santé des utilisateurs de ses objets connectés.

Le secteur du commerce en ligne manifeste aussi un énorme intérêt pour la chaîne de blocs. Alibaba, l'Amazon chinois, détient 53 brevets concernant des applications de la blockchain. En quelques mois, la quantité de technologies blockchain monopolisées par le site chinois a doublé. La firme fondée par Jack Ma a même déposé 545 brevets l'an dernier. Alibaba a par exemple imaginé une technologie qui permet de détecter les plagiats dans le secteur musical grâce à la chaîne de blocs. On notera aussi l'activité galopante de Walmart dans le domaine de la blockchain. La chaîne de magasins détient actuellement 17 brevets blockchain. Parmi les dernières demandes de dépôts de Walmart, on trouve une monnaie numérique basée sur la chaîne de blocs et adossée au dollar américain. Ce stablecoin semblable à la Libra de Facebook serait évidemment destiné aux clients Walmart. La firme a aussi conçu une technologie de communication pour drones basée sur la chaîne de blocs.

entreprises qui déposent le plus de brevets blockchain

Comme vous pouvez le voir, la plupart des brevets sont déposés par des entreprises asiatiques et américaines. C'est surtout la Chine qui tire son épingle du jeu grâce à l'activité de groupes comme Baidu, Alibaba et Tencent. Depuis 2009, la Chine a en effet déposé 60% des brevets liés à la blockchain dans le monde, révèle un rapport d'Astamuse. Pour l'heure, ce sont néanmoins les entreprises américaines qui détiennent le plus de technologies s'appuyant sur la chaîne de blocs. L'Europe est encore loin derrière dans la course aux brevets blockchain malgré l'attrait croissant des équipementiers réseau Nokia et Ericsson. Pour l'heure, seules quelques entreprises basées sur le continent européen développent massivement des technologies liées au protocole du bitcoin.

? Á lire : 89 % des entreprises blockchain en Chine auraient essayé de publier leurs propres crypto-monnaies

 

Pourquoi de grands groupes déposent autant de brevets blockchain ?

De grands groupes comme IBM ou Bank of America déposent des brevets concernant des technologies blockchain pour plusieurs raisons, expliquent Abdelaziz Khatab et Alice Barbet-Massin, deux spécialistes du droit des brevets dans une étude publiée en 2018. Tout d'abord, une entreprise peut simplement vouloir exploiter les technologies décrites dans les brevets dans le cadre d'un projet commercial. Pour éviter qu'un concurrent ne vole son idée et ne récolte les lauriers, la firme dépose tout simplement un brevet afin de sécuriser l'usage de sa technologie. C'est notamment le cas d'IBM. Le géant américain exploite effectivement les technologies brevetées. Par exemple, IBM utilise les technologies blockchain pour développer le réseau World Wire qui permet des paiements transfrontaliers sécurisés en temps réel.

Dans d'autres cas, les entreprises optent plutôt pour "une stratégie offensive". Dans ce cas de figure, une firme dépose un brevet dans l'unique but de freiner le développement de ses concurrents ou l’avènement d'un secteur d'activité. La technologie derrière le brevet n'est donc jamais exploitée. Parmi les entreprises qui déposent des brevets liés à la blockchain sans les exploiter, on trouve aussi les "patents trolls", aussi appelés "chasseur de brevets" . Il s'agit d'une firme ou d'un individu dont l'unique activité économique vient de l'achat et de la cession de brevets. C'est une forme de spéculation sur la propriété intellectuelle. Une fois qu'ils ont mis la main sur un brevet, ces "patents trolls" attendent patiemment qu'une entreprise utilise par inadvertance la technologie décrite dans celui-ci. Pour extorquer des fonds, ils brandissent alors l’arme du litige en contrefaçon. Dans d'autres cas, ils cèdent simplement la licence du brevet à l'entreprise désireuse de s'en servir contre rémunération. Un patent troll n'a en effet pas les moyens d'exploiter les brevets déposés. Le seul moyen d'en tirer profit, c'est donc la cession ou l'extorsion.

Ces chasseurs de brevets sont très actifs dans le domaine de la blockchain. C'est notamment le cas de nChain, la firme de recherche et de développement blockchain du fameux Dr Craig Wright. Sous certains aspects, nChain peut être considéré comme un patent troll. D'après une enquête de Hard Fork, nChain a déjà soumis plus de 200 demandes de dépôts de brevets dans plusieurs pays du monde (Canada, l'Australie et l'Inde). Jimmy Nguyen, PDG de nChain, affirme même que 800 brevets ont déjà été déposé par la fintech. Si ces dépôts sont acceptés, Craig Wright, l'entrepreneur australien notamment célèbre pour avoir prétendu être le créateur du bitcoin, dépasserait IBM et Alibaba. Obsédé par les dépôts de brevet, Craig Wright assure d'ailleurs que près de 6 000 brevets seront attribués à nChain dans les années à venir. Son objectif ? Obtenir plus de brevets que Thomas Edison. L'inventeur de l'ampoule électrique cumule en effet 1 093 brevets. On vous invite évidement à prendre les assertions de Wright avec des pincettes. L'entrepreneur est en effet connu pour ses déclarations mensongères et approximatives. 

? Lire également : Vitalik Buterin se moque de Craig Wright, les fans du BSV sortent les dents

 

La blockchain va-t-elle perdre de son caractère libre ?

Face à la guerre des brevets qui fait rage entre les multinationales et les ambitions affichées de certains acteurs, on pourrait craindre que la blockchain finisse par perdre de son caractère open source dans les années à venir. Au rythme où certaines firmes brevettent des technologies basées sur la chaîne de blocs, de nombreuses applications pratiques de la blockchain ne seront en effet plus accessibles librement sous peu. Néanmoins, on précisera que tous les dépôts n'aboutissent pas forcément à la sécurisation d'une technologie basée sur le protocole de Satoshi Nakamoto. Loin de là.

La plupart des pays ont en effet instauré des lois strictes afin d'éviter les dépôts abusifs. Aux Etats-Unis, les brevets logiciels qui reprennent une idée déjà existante (la blockchain en l'occurence) et «l'appliquent sur un ordinateur» ou «l'appliquent via Internet» ne sont pas éligibles depuis une décision unanime de la Cour suprême. De plus, les dépôts qui "tentent de limiter l'utilisation de l'idée à un environnement technologique particulier" sont de plus en plus difficilement acceptés. Contrairement à ce que Craig Wright semble prétendre, il n'est pas si facile d'obtenir des brevets liés à la technologie de stockage et de transmission du BTC. 

"L’inflation du nombre de dépôt de brevet ne signifie pas nécessairement qu’une bulle de brevet émerge, à l’instar des Etats-Unis lors du développement d’Internet. La barre de la brevetabilité s’ancre en effet dans une tendance haussière au sein des Offices majeurs de brevet" soulignent Abdelaziz Khatab et Alice Barbet-Massin.

De plus, pour encadrer les dépôts, éviter les abus des chasseurs de brevets et empêcher les grands groupes de freiner l'innovation, la Chambre de commerce numérique, un organisme américain dédié à la promotion de l'industrie blockchain né en 2014, a mis en place le Blockchain Intellectual Property Council (BIPC). Ce conseil réunit de grands acteurs de l'industrie des crypto-devises soucieux de lutter contre les patent trolls et le monopole des multinationales. Pour l'heure, il est encore trop tôt pour se prononcer sur l'avenir des brevets blockchain.

On espère que ce dossier consacré aux dangers suscités par les brevets blockchain vous a plu. Si vous avez un avis à partager avec les autres lecteurs, ou si une erreur s'est glissée dans ce dossier malgré notre vigilance, on vous invite à nous en faire part dans les commentaires ci-dessous.

?Comment la blockchain peut-elle faciliter l'échange de titres financiers ?

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