La blockchain, un danger pour la liberté et la vie privée ?

La blockchain représente-t-elle un danger naissant pour la vie privée et la liberté ? Entre les mains de gouvernements peu scrupuleux, la blockchain risque d'appuyer la mise en place d'un système de surveillance de masse. Couplée à une monnaie numérique d'État, la technologie blockchain est perçue comme une menace pour la démocratie. En Chine, les possibilités liberticides de la blockchain sont d'ailleurs déjà mises en application. 

La blockchain, un danger pour la liberté et la vie privée ?

La blockchain, nouvelle alliée des gouvernements ?

La blockchain, la technologie de stockage et de transmission d'informations derrière le protocole Bitcoin, offre d'immenses possibilités. Dans les années à venir, la chaîne de blocs promet de bouleverser une foule de secteurs différents, allant de la finance au jeu vidéo en passant par le monde de l'art ou encore le vote en ligne.

La chaîne de blocs permet d'enregistrer des informations de façon ultra sécurisée dans un registre. Ces données sont incontestables, infalsifiables et immuables. La blockchain garantit la traçabilité de toutes les informations inscrites dans le registre distribué.

Aux origines, la blockchain est conçue pour débarrasser la finance du contrôle d’une autorité unique. Cette technologie permet de se passer des tiers de confiance en inscrivant les informations dans un registre décentralisé. Différents exemplaires du registre existent simultanément sur différents ordinateurs, les nœuds du réseau.

Aucune autorité centrale n'a donc le pouvoir d'empêcher une inscription sur le réseau. Celui-ci est donc résilient à la censure. Associée au Bitcoin, la chaîne de blocs vise à réduire le pouvoir des banques, des gouvernements et des institutions financières traditionnelles sur l'économie. Lors de son utilisation via Bitcoin, la blockchain visait donc à réaliser un idéal libertaire.

« C'est la seule chose intéressante à propos des blockchains: il s'agit de ce petit équipement qui nous permet de créer des systèmes auxquels nous ne sommes pas obligés de faire confiance. […] Bien conçues, elles sont impossibles à trafiquer. Les données vont se transformer en chaînes que nous ne pouvons pas briser, même si elles sont ouvertes à quiconque dans le monde. […] La blockchain augure un monde où tout peut être tracé et vérifié. La question est de savoir si ce sera volontaire […] Comme pour toutes les nouvelles technologies, il y aura des perturbations et des abus, » explique Edward Snowden, lanceur d'alerte américain et ancien employé de la CIA et de la NSA, lors d'une interview en 2018.

Malheureusement, la technologie blockchain risque aussi d'être détournée de ses objectifs initiaux. Des gouvernements souhaitent en effet utiliser la chaîne de blocs pour surveiller, étiqueter et contrôler les actions de tous les individus. C'est le cas du gouvernement chinois. Entre les mains de Pékin, et combinée à des technologies comme la reconnaissance faciale ou l'intelligence artificielle, la blockchain est un dangereux outil de surveillance de masse.

« Dans l’histoire de l’humanité,  les empires ou gouvernements totalitaires ont souvent été les premiers à adopter certaines technologies, » souligne Frédéric Ocana, conseiller en sécurité blockchain et conférencier sous le pseudonyme de MrCrypto, lors d'une interview accordée à Cryptoast.

La blockchain, un outil de surveillance de masse ? 

Entre les mains d'un gouvernement autoritaire, la technologie derrière le Bitcoin permet de surveiller à la loupe toutes les actions d'un citoyen. En croisant les informations détenues dans plusieurs registres gérés par l'Etat, la blockchain devient un outil de surveillance de masse polyvalent et omniscient, met en garde Frank Braun, célèbre figure du crypto-anarchisme, dans une interview accordée à Blocs.

« Si vous combinez une blockchain d’identification avec une blockchain de paiement, une blockchain de propriété de voiture, une blockchain de suivi de vaccination, etc, vous vous retrouvez dans une situation où chaque humain et toutes ses actions sont stockées de manière permanente et publique. Les humains sont finalement étiquetés et surveillés comme du bétail, » regrette Frank Braun.

Dans le cas d'une dictature, les données inscrites dans la blockchain sont entièrement détenues par une autorité centrale. Seule cette autorité contrôle et garantit l'immuabilité des données. Le registre n'est donc pas mis à jour grâce à une preuve de travail (appelée aussi « algorithme de consensus de Nakamoto »), mais grâce à une preuve d'autorité. Il s'agit donc d'une blockchain centralisée, une base de données bien différente du registre décentralisé évoqué par Satoshi Nakamoto dans le whitepaper de Bitcoin.

On pourrait donc estimer qu'une blockchain centralisée est loin d'être une véritable blockchain. La technologie derrière la mère des cryptomonnaies serait en effet étroitement liée à la résilience à la censure. L'infrastructure informatique d'une blockchain centralisée diffère d'une blockchain décentralisée, comme celle du BTC. Néanmoins, une blockchain centralisée reste une vraie blockchain, affirme Frédéric Ocana.

« Une blockchain n’est qu'une compilation de plusieurs technologies à laquelle on injecte dans sa mise en oeuvre des paramètres structurant comme son consensus, ses noeuds, la possibilité d’écriture et de lecture et bien sûr son réseau de support, » détaille Frédéric Ocana.

représentation d'un smart contract

Dans le cadre d'une blockchain détenue par un régime totalitaire, des smart contracts, ou contrats intelligents risquent d'être mis en place pour sanctionner les dissidents. Un smart contract est un programme informatique autonome capable de s'exécuter lorsqu'une action est enregistrée sur la blockchain. Ces algorithmes pourraient être chargés d'appliquer les sanctions à l'encontre des citoyens qui contreviennent aux lois. Par exemple, une saisie sur salaire ou une amende serait automatiquement appliquée lorsqu'un individu est repéré en état d'ébriété sur la voie publique par un système de reconnaissance faciale.

« Si vous combinez cela avec des contrats intelligents […] ce sont finalement les algorithmes qui régissent la vie des humains, sans aucune marge de manœuvre pour réagir à des situations inattendues. […] Le contrôle totalitaire consiste à détecter les 'comportements déviants' et à les punir. La blockchain a le potentiel de rendre ces deux fonctions plus efficaces, » détaille Frank Braun.

L'exemple de la techno-dictature chinoise

Pékin considère la chaîne de blocs comme un des piliers de la quatrième révolution industrielle, avec notamment l'intelligence artificielle. Xi Jinping, dirigeant du Parti Communiste chinois, veut que la chaîne de blocs soit utilisée pour regrouper tous les services sociaux et administratifs du pays.

Ainsi, un seul registre centralisé détiendra toutes les informations concernant un citoyen. Ce système, baptisé Blockchain Service Network, a déjà été testé auprès des administrations de Pékin, la capitale du pays.

chine reconnaissance faciale blockchain

Fort de cette masse de données personnelles, collectées via les services administratifs, les réseaux sociaux et les caméras de surveillance avec reconnaissance faciale, la Chine a développé un inquiétant système de crédit social. Concrètement, les citoyens reçoivent une note en fonction de leurs comportements. Plus un citoyen respecte les règles imposées par l'État, plus sa note sera élevée. Les individus ayant obtenu une note élevée reçoivent des récompenses : réduction sur les factures d'énergie, un examen médical annuel gratuit, ou facilité de paiement pour les impôts ou pour trouver un emploi bien rémunéré.

Par contre, les citoyens ayant enfreint les règles sont sévèrement sanctionnés. Dans les villes chinoises où le crédit social est actuellement testé, les incivilités sont surveillées de près et influent sur la note globale du citoyen. Si un individu est repéré en train de fumer dans un espace public, de manger dans le métro, de boire trop d'alcool ou de traverser en dehors des passages pour piétons, les municipalités chinoises appliquent des pénalités. Certains se retrouvent alors privés de voyages en train, en avion, ou rencontrent des difficultés à trouver un logement décent.

« Ce n’est pas seulement le fait de ne pas boire en conduisant ou de payer son ticket de bus, il s’agit aussi de respecter un ensemble de codes moraux, » explique Charles Thibout, chercheur à l’IRIS.

C'est dans ce contexte que les contrats intelligents seront mis à profit par le gouvernement chinois. Grâce à la blockchain, la Chine va automatiser toutes les actions de son système de crédit social. Dès qu'une incivilité aura été commise, la note de l'individu sera automatiquement mise à jour et le contrat autonome appliquera la sanction. Le compte bancaire du citoyen peut être automatiquement débité ou sa carte de transport résiliée.

Crypto-yuan Chine

La surveillance de masse progressivement mise en place par la Chine culmine avec la création du crypto-yuan, la première monnaie numérique d'État. En cours de test dans une poignée de villes chinoises, dont Pékin, le yuan numérique sera déployé à l'échelle du pays dans les années à venir.

Grâce à sa monnaie numérique d'État, le Parti communiste cherche à bannir l'argent liquide de son territoire. Fin 2019, la Banque centrale de Chine confirmait d'ailleurs que le crypto-yuan avait bien vocation de remplacer les billets et les pièces.

« C'est un peu comme si du jour au lendemain l'État décidait de promulguer une loi qui nous empêche d'envoyer des lettres dans des enveloppes. La différence entre une carte postale et une lettre est abyssale dans la façon de communiquer avec notre correspondant, car le contenu du texte est divulgué par défaut ou non, » explique Anis Haboubi, interrogé par Cryptoast.

Néanmoins, la surveillance de masse financière n'est pas neuve en Chine, souligne Anis Haboubi. Contrairement aux Européens et aux Américains, les Chinois ont en effet déjà amorcé l'abandon de l'argent liquide depuis plusieurs années.

Des applications de paiement mobile comme Alipay ou WeChat Pay sont très populaires auprès de la population chinoise. Plus de la moitié des paiements en Chine sont effectués via mobile, affirme la filiale financière de Alibaba, Ant Financial. En effet, plus de 900 millions de Chinois utilisent leur smartphone pour régler leurs achats quotidiens.

chine paiement mobile

« En Chine, l'utilisation des cartes de crédit n'a jamais vraiment été très populaire et le pays opère actuellement directement le saut de l'argent liquide vers le paiement mobile, » explique Statista.

Une étude de Statista table plutôt sur 583 millions d’utilisateurs d'un service de paiement mobile en Chine, soit un taux de pénétration de 35,2%  de la population chinoise. Dans de nombreux commerces ou restaurants chinois, il est même possible de réaliser un paiement grâce à la reconnaissance faciale. Avec la blockchain, la surveillance sera « juste plus automatisée », souligne Anis Haboubi. « L'infrastructure est là, ils vont juste s'en servir à plus grande échelle ».

« L'utilisation de ces technologies par les Banques Centrales chinoises ouvre des possibilités d’impôts directement lors des transactions, de confiscations de valeurs, voir même d’applications du droit et de sanctions de manière personnalisée, » abonde Frédéric Ocana.

Sur le même sujet : Comment la blockchain peut-elle révolutionner les services sociaux - l'exemple de la Chine

Une surveillance de masse bientôt exportée dans d'autres pays ?

D'autres gouvernements vont-ils suivre l'exemple de la Chine dans les années à venir ? Pour l'heure, nous n'en sommes pas là. Dans le domaine de la blockchain, du paiement mobile et des monnaies numériques, la République Populaire de Chine s'impose sans difficulté comme le pays le plus avancé au monde. D'ailleurs, en Europe et aux États-Unis, le paiement sur mobile est loin d'être aussi répandu que sur le territoire chinois. D'après les chiffres de Statista, le taux de pénétration du paiement sur smartphone aux États-Unis n'est que de 8,8%.

En France, ce taux n'est que de 2,2%. C'est « encore très marginal », note Statista. Suite à l'épidémie de coronavirus, la popularité de paiement sur mobile devrait cependant exploser. En France, le nombre de transactions sans contact a par exemple augmenté de 65% en septembre 2020 par rapport à l'année dernière. (source Le Monde)

Comme le note le journaliste Sylvain Louvet dans le documentaire Arte Tous surveillés - 7 milliards de suspects, il existe des spécificités culturelles chinoises ayant permis au Parti Communiste de mettre en place une techno dictature en douceur sans rencontrer d'opposition. En Chine, l’intérêt de la collectivité prime sur l'intérêt individuel. Cette pensée, héritée de la tradition confucianiste et maoïste, estime que l’individu doit sacrifier à l’État sa pensée, son travail, et même sa vie. En Occident, la philosophie place plutôt l'individu au centre de tout. Des valeurs telles que la liberté sont essentielles pour les occidentaux. C'est loin d'être le cas en Chine.

Pour l'heure, nous sommes donc encore loin de voir une surveillance de masse basée sur la blockchain débarquer en Europe. Mais attention, le vent pourrait bien tourner dans les années à venir, met en garde Frédéric Ocana.

« En temps de crise, certains gouvernements pourraient être séduits par l’utilisation de telles solutions digitales ce qui représenterait un vrai risque de perte de vie privée et des libertés, » explique l'expert.

Euro numérique MNBC CBDC

En Europe, il n'existe encore aucune monnaie numérique de banque centrale qui permettrait aux gouvernements de surveiller les dépenses de tous les citoyens. Néanmoins, l'idée d'un euro numérique commence à faire son chemin. Début octobre 2020, la Banque centrale européenne (BCE) a publié un rapport destiné à faire le point sur les atouts d'un crypto-euro dans un monde post-covid. Pour le moment, le Conseil des gouverneurs de l'UE ne s'est pas encore mis d'accord sur la date de lancement de l'euro numérique.

« Les Européens se tournent de plus en plus vers le numérique dans leurs modes de consommation, d'épargne et d'investissement. Notre rôle consiste à préserver la confiance dans la monnaie. […] Nous devons nous tenir prêts à émettre un euro numérique si cela s'avère nécessaire, » explique la présidente de la BCE, Christine Lagarde, dans l'introduction du rapport.

Les initiatives visant à mettre en place une crypto monnaie d'État se multiplient dans le monde. De plus en plus conscients du retard pris par rapport à la Chine, les États-Unis commencent d'ailleurs à réfléchir à la création d'un dollar numérique.

Durant la crise du Covid-19, le Parti démocrate a ainsi envisagé de lancer un dollar digital dans le cadre d'un plan de relance économique ambitieux. Finalement, le projet n'a pas abouti. Néanmoins, des organismes fédéraux américains continuent d'y réfléchir activement. Il n'est donc pas impossible que la surveillance de masse chinoise finisse par servir d'inspiration aux gouvernements occidentaux.

« Il est évident qu'on ne peut pas refuser en bloc les apports technologiques en Europe. […] Je pense qu’il ne faut pas lutter en opposition ou faire des révolutions (qui ne sont que des boucles), mais toujours chercher à se doter d'un contre-pouvoir. Un gouvernement, une banque cherche à vous interdire d’envoyer de l’argent à Wikileaks ou à un boxeur 'gilet jaune' … il faut donc disposer d’un contre-pouvoir et s’extraire de cette censure, » conseille Frederic Ocana.

Bitcoin Pièce

Parmi les contre-pouvoirs tout indiqués, on pensera notamment au bitcoin. Dès sa création, la mère des cryptomonnaies s'est imposée comme une arme de taille contre le pouvoir de l'État. Elle a en effet été conçue dans l'objectif de s'émanciper d'une quelconque autorité, que ce soit celle des gouvernements ou des banques. Contrairement aux monnaies fiat, ou aux futures monnaies numériques de banque centrale, le BTC ne dépend d'aucun gouvernement.

« Une fois qu'un système d'information et de gouvernance décentralisé a été mis en place, l'argent n'est qu'un des domaines où le contrôle public peut enfin changer de mains, » déclare Anis Haboubi.

Grâce au Bitcoin, il est possible de disposer librement de ses actifs et d'échapper aux restrictions mises en place par les autorités. Dans de nombreux pays en crise, comme Chypre, la Grèce ou le Liban, de nombreux investisseurs se tournent d'ailleurs vers le BTC pour contourner les restrictions des banques ou de l'État. Face à l'émergence d'une surveillance de masse basée sur la blockchain, des cryptomonnaies d'État et de la fin annoncée de l'argent liquide, faut-il plus que jamais se tourner vers le Bitcoin ?

? Non, Bitcoin n'est pas anonyme

 

Nous remercions chaudement Anis Haboubi et Frédéric Ocana pour avoir accepté de répondre à nos questions. On espère que ce dossier consacré aux dangers potentiels de la blockchain pour la liberté et la vie privée vous plaira.

Si vous avez une question sur le sujet, ou si une erreur s'est glissée dans cet article en dépit de notre vigilance, on vous invite à nous en faire part dans les commentaires ci-dessous.

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