Un plan de financement controversé pour Bitcoin Cash
Hier, mercredi 22 janvier, Jiang Zhuoer, le PDG de la coopérative de minage chinoise BTC.TOP, a annoncé la mise en place d'un plan de financement du développement de Bitcoin Cash (BCH). La proposition, qui implique de reverser 12,5 % de la récompense de bloc aux différentes équipes de développement, fait actuellement polémique au sein de la communauté.
Une idée qui n'est pas nouvelle
Voici les détails du plan décrit par Jiang Zhuoer, et soutenu par Jihan Wu (Antpool, BTC.com), Haipo Yang (ViaBTC) et Roger Ver (Bitcoin.com) :
- 12,5 % des BCH issus de la création monétaire seraient reversés au développement de l'infrastructure logicielle du protocole ;
- Les fonds passeraient par une compagnie hongkongaise qui se chargerait de les répartir entre les différentes équipes de développement ;
- Le plan a vocation à être temporaire : le financement devrait se dérouler pendant environ 6 mois (180 jours), mais pourrait être arrêté avant son terme suivant le succès rencontré ;
- L'activation du plan aurait lieu en même temps que la prochaine mise à niveau de Bitcoin Cash, prévue pour le 15 mai 2020.
La mesure diminue bien évidemment la puissance de calcul déployée pour sécuriser le réseau, mais selon Jiang Zhuoer, les avantages apportés par le financement du développement seraient plus bien grand que les inconvénients. En effet, en raison de son taux de hachage faible par rapport à celui de Bitcoin (4 % actuellement), Bitcoin Cash est déjà vulnérable aux attaques des 51 % et une diminution de 12,5 % de son taux de hachage ne changerait pas significativement cet état des choses. De plus, Jiang Zhuoer espère que cette mesure fera augmenter le prix du bitcoin cash par rapport à celui du bitcoin : "le ratio BCH/BTC passera de 4 % à 10 %, 20 %, 30 % ou même plus haut", écrit-il.
L'idée n'est pas nouvelle et est déjà exploitée par des protocoles de cryptomonnaies. Cette mesure rappelle en effet le founders' reward de ZCash, qui alloue 10 % des récompenses minières aux fondateurs et aux développeurs du projet, ou le système budgétaire de Dash, qui permet de distribuer 10 % de la récompense de bloc aux projets sélectionnés par la DAO.
Le principal avantage de cette mesure est d'éviter de se baser sur un financement provenant d'entreprises extérieures, qui peuvent avoir des intérêts divergents avec l'objectif du projet et qui peuvent utiliser leur position financière pour influencer sa gouvernance. Une exemple communément évoqué est celui de Blockstream qui, en s'impliquant dans le développement de Bitcoin et de son implémentation Bitcoin Core, l'aurait détourné de sa feuille de route originelle, exemple d'ailleurs évoqué par Jiang Zhuoer dans son article :
Blockstream a employé et exercé une influence sur le personnel de Core, ce qui a mené à une centralisation du développement de BTC. Cela a entravé l'augmentation de la taille des blocs prévue dans une certaine mesure par le plan de Satoshi, entraînant des conflits de long terme dans la communauté et menant finalement à la séparation entre BTC et BCH.
En outre, l'idée selon laquelle les mineurs devaient soutenir financièrement le développement du protocole a toujours été en vogue dans la communauté de Bitcoin Cash. Typiquement, Bitmain a financé la création de Bitcoin Cash, et la coopérative de minage de Bitcoin.com a déjà procédé à la distribution de la récompense de ses blocs minés par le passé.
Néanmoins, cette stratégie de financement "libre" conduit directement à une tragédie des biens communs, où seules quelques entreprises se chargent de financer l'écosystème, et où les autres sont des "passagers clandestins" profitant de tous les bénéfices apportés sans y contribuer. C'est pour cela que le plan décrit par Jiang Zhuoer inclut une obligation de participation pour tous les mineurs de BCH, qui est loin de faire l'unanimité.
Un soft fork qui rend les choses obligatoires
La mesure de financement de Bitcoin Cash, qui est présentée sous la forme d'une mesure à l'initiative des mineurs, ne l'est en effet pas complètement. Dans l'article d'annonce, Jiang Zhuoer affirme ainsi :
Pour assurer la participation et inclure le soutien financier de l'entièreté de la puissance de minage SHA-256, les mineurs rendront orphelins [i.e. invalideront] les blocs qui ne suivent pas ce plan. Cela est nécessaire pour éviter une tragédie des biens communs.
Cette mesure est dans les faits un changement des règles de consensus, et plus précisément un soft fork appliqué par les mineurs. On a donc affaire à un cartel de cinq coopératives de minage (BTC.TOP, Antpool, BTC.com, ViaBTC et Bitcoin.com) qui tente de modifier le protocole, une mesure identifiée par Peter Todd en 2016 comme un "forced soft fork". Notons par ailleurs que ce n'est pas la première fois que cela se produit, puisqu'un soft fork de cette sorte avait été appliqué par BTP.TOP et BTC.com le jour de la mise à jour du 15 mai 2019 pour éviter le "vol" des adresses SegWit sur Bitcoin Cash.
L'annonce de ce plan a donc provoqué son lot de réactions sur les réseaux sociaux. Non seulement la proposition est en elle-même discutable (quel serait l'impact réel de ce financement ?), mais le rejet de celle-ci est décuplé par le fait qu'elle a été présentée au public comme un fait accompli ("no debate").
Beaucoup de détracteurs de Bitcoin Cash se sont saisis de la nouvelle pour insister sur sa centralisation et sur le fait que cela ne pourrait pas avoir lieu sur Bitcoin. Ils ont comparé cette mesure à un contribution forcée ou une taxe, et ont dénoncé l'hypocrisie de Roger Ver qui, malgré son combat contre l'impôt, soutient cette redirection des récompenses minières. Bien évidemment, cela est hautement exagéré puisque la mesure ne repose pas sur la violence physique comme l'impôt, les mineurs n'étant obligés de donner une partie de leur revenu que dans le contexte prévu par le protocole.
$BCH implementing a 12.5% miner's tax, anyone not donating will have their blocks orphaned. Literally Bcash turned into a centralized protection racket crime syndicate. Congrats on this seriously @rogerkver @jihanwu
👉Context: https://t.co/UBMJLRwuAF pic.twitter.com/NQkyolF9wC
— ₿itcoin Meme Hub 🔞 (@BitcoinMemeHub) January 23, 2020
De son côté, Vitalik Buterin, le créateur d'Ethereum, s'est étonné qu'un tel plan provienne de la communauté de Bitcoin Cash, puisque celle-ci s'est toujours opposée à l'idée que les soft forks étaient optionnels et "volontaires" et a toujours défendu le hard fork comme une façon plus saine de faire évoluer le protocole :
It's worth noting the irony here: BCH, a chain that was born as a reaction to an ideology that claims that soft forks are the only legitimate way to make changes because they are "voluntary" is.... making a controversial soft fork and insinuating that it's voluntary pic.twitter.com/9XHdh5qUcH
— vitalik.eth (@VitalikButerin) January 23, 2020
Enfin, comme l'a fait remarqué Charlie Lee, les coopératives de minages impliquées ne représentent que 28 % du taux de hachage de Bitcoin Cash :
This mining cartel currently owns only ~28% of the BCH hashrate. They can't enforce this coercive soft fork unless they come up with a lot more hashrate. And it would likely lead to many forks. Adding such a centralizing feature in this coercive manner sets such a bad precedent. https://t.co/0b3QnnrVI9 pic.twitter.com/24hhwBdMyB
— Charlie Lee Ⓜ️🕸️ (@SatoshiLite) January 23, 2020
Puisqu'un soft fork nécessite plus de la moitié de la puissance de calcul du réseau pour être appliqué avec succès, la puissance ainsi déployée par celles-ci ne suffirait pas. Néanmoins, on peut tout à fait imaginer que ces coopératives choisissent de détourner leur puissance de calcul de BTC vers BCH lors de l'activation de ce soft fork, afin de dissuader les mineurs récalcitrants de tenter de s'y opposer.
Quelles perspectives pour ce plan de financement ?
Ce plan de financement provoque donc la polémique au sein de la cryptosphère, y compris dans la communauté de Bitcoin Cash. Il s'agit après tout d'une modification de son modèle économique, chose qui nécessite une longue discussion pour espérer être appliquée.
La mesure bénéficie du soutien d'une majorité des développeurs de Bitcoin Cash selon un article de Coinspice. Amaury Séchet, développeur en chef de Bitcoin ABC (l'implémentation principale de Bitcoin Cash), se décrit comme "prudemment optimiste", lui qui réclamait depuis longtemps un tel financement, que personne n'osait mettre en place. Antony Zegers (Bitcoin ABC) et Josh Ellithorpe (bchd) ont eux aussi approuvé l'idée, conscients des enjeux du développement open-source.
Néanmoins, ce plan ne fait pas l'unanimité au sein de Bitcoin Cash. Peter Rizun, directeur scientifique de Bitcoin Unlimited, s'est montré plus mesuré. Mark Lundeberg, développeur indépendant travaillant sur Bitcoin ABC et Electron Cash, a mis en évidence des nouveaux vecteurs d'attaque découlant de la façon dont le financement était appliqué. Enfin, Michael Toomim, mineur indépendant, a lui déclaré que les fondations financées de cette sorte étaient en général "du gaspillage d'argent et [n'apportaient] que peu de valeur, parce que leur direction ne [savait] pas dans quoi dépenser leur argent".
Ainsi, nous pouvons nous attendre à ce que le débat continue pendant les prochaines semaines, et on peut même imaginer que, si la situation ne change pas, Bitcoin Cash pourrait une nouvelle fois se séparer en deux protocoles distincts le 15 mai prochain.