Les NFT pour mieux gérer les droits d’auteur des musiciens ? Entretien avec la Sacem

Depuis quelques années, les NFT ont pris d’assaut le monde de la culture et de nombreux acteurs de l’industrie musicale se sont emparés de ces nouveaux outils technologiques pleins de promesses. C’est notamment le cas de la Sacem, l’organisme français chargé de collecter et de répartir les droits d’auteur sur la musique. Après avoir étudié la technologie blockchain pendant plusieurs années, elle a multiplié les projets et autres partenariats liés aux NFT musicaux… Mais pas seulement. Julien Lefebvre, directeur de l’innovation de la Sacem, revient avec nous sur ces expérimentations et nous éclaire sur le potentiel de ces nouveaux outils pour les musiciens.

Les NFT pour mieux gérer les droits d’auteur des musiciens ? Entretien avec la Sacem

Qu’est-ce que la Sacem et quel est son rôle ?

Avant d'entrer dans le vif du sujet, il faut bien comprendre ce qu’est la Sacem et quelles sont ses missions.

La Sacem, ou Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, est une société à but non lucratif fondée et gérée par ses membres, par le biais d’un conseil d’administration composé de différents acteurs de la musique. Sa mission principale consiste à collecter les droits d’auteur auprès de tous les utilisateurs de musique, avant de les répartir entre les différents ayants droit sociétaires de l'organisme.

La Sacem doit s’assurer que pour l’ensemble des usages directs et indirects de la musique, les créateurs des œuvres utilisées (paroles, partitions, composition, etc.) soient rémunérés. Il s’agit des droits d’auteur dans leur ensemble, qu’il faut bien distinguer des droits sur les enregistrements (ou masters). Ces derniers ne sont pas gérés par la Sacem, mais par les maisons de disque qui sont chargées de collecter les droits des interprètes qui jouent et chantent les morceaux.

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La création de Sacem Lab, une équipe dédiée à l’innovation

Dès 2016, la Sacem a pris conscience de l’ampleur que prenait la blockchain. À l’époque, cette technologie révolutionnaire faisait déjà beaucoup de bruit dans le monde de la musique. C’est à partir de cette période-là que la Sacem a commencé à s’intéresser au potentiel disruptif de ces nouvelles technologies, en particulier pour les organismes de gestion collective comme elle.

Après plusieurs années d’apprentissage et de tâtonnements, la Sacem a monté il y a trois ans une équipe dédiée à l’innovation, qui a été officialisée en 2021 sous le nom de Sacem Lab. Elle ne travaille pas exclusivement sur la technologie blockchain, car l’intelligence artificielle a également le vent en poupe ces derniers temps, mais elle y consacre beaucoup de temps et de ressources.

Sous la direction de Julien Lefebvre, elle a donné naissance à plusieurs projets intéressants pour évaluer le potentiel de la blockchain, des NFT (tokens non fongibles) et du Web3 pour l’industrie musicale. Pour cela, elle travaille notamment en partenariat avec des organismes de gestion collective d’autres pays, afin de creuser des cas d’usages spécifiques pour les musiciens.

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Les expérimentations de la Sacem avec la blockchain et les NFT

Quel a été le premier projet de la Sacem lié à la technologie blockchain ?

« Quand on a commencé à étudier la blockchain en 2016, on a dépensé beaucoup d'énergie sur des choses qui n’ont pas abouti parce que les technologies n’étaient pas matures ou inadaptées à nos cas d'usage. On s’est vite rendu compte que toutes les prophéties qu'on avait pu lire à l’époque sur le risque de disparition des sociétés de gestion collective avec l’arrivée blockchain étaient fausses. Par contre, on a réalisé rapidement que la blockchain avait au moins un usage simple et éprouvé, pour tout ce qui est lié à la notarisation. Si j’écris quelque chose dans la blockchain, c’est gravé une bonne fois pour toutes. Tout le monde peut le retrouver. C'est transparent, irréfutable, immuable. C’est ce qui nous a amenés à créer Musicstart, qui offre l’opportunité aux auteurs-compositeurs de prouver la paternité de leurs créations musicales via un certificat inscrit sur la blockchain. Il nous a fallu deux ou trois ans d'exploration à tâtonner pour trouver ce cas d’usage pertinent, l’exploiter et aller au bout. »

Pouvez-vous revenir sur le lancement de votre première collection de NFT ?

« Notre leitmotiv est vraiment de nous pencher sur tout ce qui peut avoir un intérêt pour nos membres, même si ce n'est pas directement lié à la collecte et à la répartition des droits d'auteur. C'est dans cet esprit là qu'on a lancé une collection NFT liée aux Grands Prix Sacem à la fin de l’année 2022. En interne, le but de cette opération était vraiment d'expérimenter pour se rendre compte de ce que ça impliquait de créer une collection de NFT, et ce à tous les niveaux, que ce soit en termes de conduite de projet, de technique, de communication, de marketing, etc. Combien ça coûte ? Qu’est-ce que ça génère comme réactions ? Est-ce que ça marche vraiment ? Comme la Sacem n’est pas du tout connue pour lancer ce type d’opération, on était curieux de savoir si la collection allait trouver son public. Finalement, tout n’a pas été parfait, mais ça s’est très bien passé globalement. Les gens ont réellement gagné leurs places pour la cérémonie des Grands Prix Sacem et sont venus y assister. Et surtout, ça a eu un succès qui a dépassé toutes nos attentes. On espérait 1000 acquéreurs, et au final on a émis plus de 17 000 NFT. »

Quels enseignements avez-vous tirés de cette expérience ?

« On a énormément appris avec cette collection de NFT, qui n’était autre qu’un jeu concours pour nous permettre de bien appréhender cette technologie. Ça nous a notamment permis de récolter plein de données intéressantes sur les détenteurs de nos NFT, comme le type de wallet qu’ils utilisent par exemple. On a également monté un Discord, pour apprendre à fédérer une communauté, et on a été très surpris positivement. Mais le gros avantage, c’est qu’aujourd’hui, si nos membres nous demandent des conseils pour lancer une collection de NFT, on va pouvoir les éclairer parce qu’on a réellement mis les mains dans le cambouis. On peut leur dire ce que ça implique, combien ça coûte, combien de temps ça va prendre, quels sont les risques, etc. »

C’était intéressant aussi en termes de communication, car cette collection de NFT a beaucoup fait parler dans les médias. Après ce succès, songez-vous à lancer une seconde collection ?

« Oui, on est en train de travailler là-dessus, mais je ne vais pas pouvoir en dire plus. Déjà, la première collection a été difficile à monter car il fallait qu’elle convienne à toutes les parties impliquées à la Sacem. Il ne fallait pas que ce soit trop ambitieux techniquement, il ne fallait pas prendre trop de risques au niveau réputationnel, etc. Finalement, cette formule autour des Grands Prix Sacem, ça nous permettait de tester la technologie sans trop se mettre en danger. Aujourd’hui, on réfléchit à monter une nouvelle opération du même type. On est aussi occupés à animer notre communauté sur Discord et on a dans les tuyaux d’autres types de drops, ainsi que la volonté d’accompagner directement des sociétaires qui veulent se lancer dans les NFT et le Web3.  »

Comment comptez-vous mettre en place cet accompagnement des musiciens dans les NFT ?

« Aujourd'hui, ça reste un projet. On est encore en train d’étudier ces outils et de faire de l'éducation sur ces sujets auprès de nos sociétaires. Il y a encore beaucoup de personnes pour qui c’est très obscur. Certains ne savent pas si c'est quelque chose dans lequel ils doivent se lancer, si c'est quelque chose dont il faut avoir peur. Le drop qu'on a fait avait cette vocation de montrer que ça existe, que ça marche, que ça ne fait de mal à personne. Des sociétaires, on en a de tous types, de tous âges, de toutes esthétiques, donc c’est important pour nous de les ouvrir à cette nouvelle opportunité. »

Le Web3 est réputé pour son côté communautaire, avec beaucoup d’entraide, de bienveillance et de transparence. Avez-vous ressenti cela en expérimentant avec ces nouveaux outils ?

« On a la chance d'avoir recruté des gens qui ont une certaine expertise sur le sujet, ce qui fait qu’on est assez autonomes et que cet état d’esprit s’affirme aussi en interne. Mais c’est vrai que cet écosystème se distingue par son côté vertueux. J'ai pu le constater par exemple avec Pianity, qui est venu nous voir directement pour essayer dès le départ de faire les choses de manière carrée du point de vue des droits d’auteur. »

Vous avez d’ailleurs noué un partenariat avec Pianity, pouvez-vous nous expliquer en quoi il consiste ?

« On leur a octroyé une licence, comme on fait avec tous les diffuseurs de musique. Nous avons conclu un contrat qui permet que les droits d'auteur soient payés à chaque vente de NFT. La nouveauté par rapport à ce qu'on a pu avoir sur d'autres modes d’exploitation, c'est que les auteurs-compositeurs vont être intéressés aux droits de suite sur chaque NFT vendu. On est contents, parce que ça crée un précédent. On est la première société de gestion collective à signer un accord avec une plateforme de NFT, et ce avant même que le marché soit structuré ou qu’on ait défini des standards. Les standards arriveront largement après, mais ça nous permet de commencer à éprouver ces technologies. Pour nous, c'est vraiment super de pouvoir travailler en bonne entente. Et pour eux, c'est aussi très positif de pouvoir afficher qu’ils sont réglos sur toute la partie droits d’auteur. C'est un partenariat très vertueux. »

Cherchez-vous à convaincre d’autres plateformes de NFT musicaux de passer le pas ?

« Bien sûr, la Sacem a vocation à conclure ce type de contrat avec toutes les plateformes de NFT musicaux, et on le fera à chaque fois que ce sera possible. C’est clair que c'est plus facile quand c'est une société française de qualité et proactive sur le sujet comme Pianity. C'est pour ça qu’avec eux, on a réussi à avancer vite et bien. Mais dans l’idée, toutes les personnes qui vendent et exploitent de la musique doivent penser à payer les auteurs, compositeurs et éditeurs qui sont derrière. »

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Les NFT, une arme à double tranchant pour l’industrie musicale

Comment les NFT peuvent-ils aider à protéger les créateurs de musique, à renforcer leurs droits d’auteur ?

« Déjà, il faut bien comprendre que les NFT sont une nouvelle forme d’outil technologique dont on peut faire ce qu'on veut. C'est un peu comme toute invention scientifique, elle peut être utilisée à bon ou à mauvais escient. Finalement, si on regarde les NFT du point de vue du droit d'auteur, on s’aperçoit qu’ils ont le potentiel d’améliorer les choses, mais aussi de les empirer. Cela va donc dépendre de la façon dont l’industrie se structure autour de ce nouvel outil. Les NFT offrent plus de transparence et permettent de répartir les droits d’auteur de manière automatique ou semi-automatique. Ils ont donc des avantages, mais ils présentent aussi des risques. Par exemple, si on met un lien vers un fichier musical qui redirige vers un système de stockage partagé de type IPFS, tout le monde peut y accéder. On n'est pas très loin de Napster… Sur le papier, les NFT présentent donc aussi le risque de relancer le piratage de manière incontrôlée. Et puis il faut aussi être conscients que les artistes ne maîtrisent pas totalement ces nouvelles technologies, ce qui peut présenter un danger pour eux et leurs fans. »

Pourrait-on envisager à l’avenir que la Sacem gère certaines de ses activités grâce aux NFT ?

« On n’a pas encore vu d’innovation qui soit prête à remplacer l’existant. Il y a du potentiel, mais ça nécessite encore beaucoup de structurations. Aujourd'hui, nous serions bien incapables de gérer les activités que la Sacem mène au jour le jour à grande échelle avec les NFT. Nous sommes encore dans la phase d’exploration. »

Consultez-vous vos homologues à l’étranger pour accélérer cette phase d’exploration ?

« Bien sûr, on fait notamment partie d’un organisme international qui s'appelle DDEX (Digital Data Exchange), dont la mission est de réfléchir à tous les formats d’échanges de données internationaux, notamment entre les différents acteurs de l'industrie musicale. Aujourd'hui, on utilise énormément leurs formats pour tout ce qui est streaming musical. Depuis septembre, le DDEX a monté un groupe de travail à l’international pour définir les formats pour les NFT. L’une de mes collègues à la Sacem est coprésidente de ce groupe, donc on est vraiment partie prenante. Autour de la table, on a des acteurs classiques de l’industrie, des organismes de gestion collective comme la Sacem, des Majors, des labels et des start-up qui en général sont des plateformes de NFT. Et le moins que l’on puisse dire c’est qu’il s’agit d’une tâche très complexe. Rien que pour définir le cadre des standards pour les NFT, il y a énormément de questions qui se posent. Quelles sont les données qu'on va mettre on-chain ou off-chain ? Qu'est-ce qui doit pouvoir évoluer dans les métadonnées ? On voit bien que pour le moment, tout ça n'est pas du tout mûr pour être structuré, mais ça avance quand même. »

Que ce soit dans la musique ou n’importe quelle autre discipline artistique, à moins d'être un vrai geek, il est difficile de savoir exactement ce qu'on acquiert lorsqu’on achète un NFT. Est-ce qu'on possède des droits sur l’œuvre sous-jacente ? Est-ce qu’on peut utiliser le NFT acheté à des fins commerciales ? Est-ce qu’on peut détourner l’œuvre en toute légalité ? Réfléchissez-vous à un moyen de standardiser et de clarifier ça, afin que tout le monde sache exactement les droits qu’il possède sur ses NFT ?

« On n’en est même pas encore là ! On en est à la première étape qui consiste à déterminer comment recueillir et standardiser les métadonnées nécessaires pour que tous les ayants droit des NFT puissent être payés. On doit aussi déterminer ce qui doit pouvoir être modifié dans les métadonnées des NFT. Autant l'auteur et le compositeur sont plutôt immuables, mais les éditeurs peuvent changer, donc il faudrait pouvoir modifier certaines métadonnées des NFT. Il faut donc réfléchir à ce qu’on peut mettre on-chain, à ce qu’on peut mettre off-chain, à ce qu’il est pertinent de rendre visible par tout le monde, ou au contraire ce qui est privé et qui n’a pas vocation à être connu par le commun des mortels, etc. Il y a énormément de choses à prendre en compte avant d’étudier la question de la transparence des droits qu’on acquiert lorsqu’on achète un NFT. Pour le moment, il n’y a aucune règle. Le NFT peut contenir tout et n’importe quoi et les droits qui y sont attachés peuvent être plus ou moins clairs. »

À votre avis, combien de temps va-t-on devoir attendre avant que ces technologies soient matures ?

« Difficile à dire… Ce dont je suis sûr, c'est que ces technologies se développent en parallèle des solutions existantes. Il ne faut pas penser que ça va remplacer quoi que ce soit. Le streaming va encore continuer très longtemps, tout comme les supports physiques à mon avis. Pour le moment, la technologie NFT comme nouvelle manière de consommer la musique reste embryonnaire. Auprès du grand public, c'est comme si ça n'existait pas aujourd'hui, c'est négligeable. Si on observe cette croissance et cette structuration de l’écosystème Web3, c’est parce que tout le monde préfère se tenir prêt en amont que d’essayer de rattraper le train de l’innovation technologique. »

Il y a un autre gros sujet dans le Web3, c’est le metaverse où les NFT sont très utilisés et où l’on voit notamment des festivals de musique, des fêtes, des clubs… Qu’est-ce que ce nouveau territoire numérique implique pour la Sacem ?

« Il faut commencer par distinguer les metaverses centralisés des metaverses décentralisés. Si c'est centralisé, type Fortnite ou Roblox, c'est un business à peu près classique pour nous. On est plutôt sur des évolutions d’un modèle existant, où on va négocier des licences avec les sociétés qui gèrent ces univers. Ça pose encore un certain nombre de questions, mais on sait à quelle porte frapper. Pour les metaverses décentralisés du type The Sandbox ou Decentraland, c'est beaucoup plus compliqué à gérer. Ça pose des questions qui sont en train d'être étudiées. Qui est responsable de la musique qui est diffusée dans ces univers ? Est-ce que c'est le propriétaire de la parcelle virtuelle qui diffuse la musique ? Est-ce que c’est la société qui régit le metaverse, à condition qu’il en existe une et que l'écosystème ne soit pas complètement décentralisé avec une gouvernance opérée par une DAO ? Là-dessus, on est beaucoup plus dans le questionnement, avec un ensemble de challenges à relever qui ne seront pas si simples. »

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La Sacem à la pointe par rapport à ses homologues étrangers

Si les artistes musicaux français ne se bousculent pas pour embrasser les NFT, il faut souligner que la Sacem est à la pointe de l’innovation par rapport aux organismes de gestion collective des autres pays. D’ailleurs, Julien Lefebvre voit bien que ça génère de l’envie chez ses homologues à l’étranger. Pour lui, la meilleure manière de faire avancer les choses, c’est de travailler collectivement, de collaborer avec d’autres sociétés d’auteurs pour accélérer.

Ces derniers mois, la Sacem est repartie dans une phase de travail beaucoup plus confidentielle. Elle cherche à comprendre comment utiliser au mieux les outils NFT et blockchain pour son cœur de métier qui est la collecte et la répartition des droits d’auteur, tout en cherchant des partenaires lui permettant d’accélérer le mouvement.

Cette période va permettre à la Sacem de se forger une conviction sur la pertinence d’investir dans ces technologies, de voir si elles sont assez matures aujourd’hui. Et qui sait ? Peut-être qu’elle en conclura que les NFT ne sont pas une technologie adaptée à ses opérations de collecte et de répartition des droits… Que les adeptes de NFT se rassurent. Même si c'était le cas, ça ne signifierait pas qu’ils sont inutiles pour autant, car leurs cas d’usage restent largement inconnus à ce jour.

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