De régulateur à fossoyeur des cryptomonnaies : enquête sur les déviances de la SEC

Normalement, la SEC utilise les décisions de justice pour construire un cadre réglementaire, pas pour faire la guerre aux entreprises qui lui déplaisent. Dans ce dossier, nous allons voir comment le régulateur américain s'est dévoyé, de son rôle initial à celui qu'il occupe aujourd'hui.

De régulateur à fossoyeur des cryptomonnaies : enquête sur les déviances de la SEC

Retrouvez notre premier dossier portant sur la genèse du combat mené par la SEC contre l'écosystème crypto.

Aux origines de la croisade de la SEC

La Securities and Exchange Commission passe à l’attaque. En décembre 2020, la SEC engage des poursuites contre Ripple Labs et ses dirigeants. L’agence américaine leur reproche d’avoir manqué à leurs obligations en commercialisant des instruments financiers non enregistrés.

Jusque-là, dans l’écosystème crypto, la SEC s’était cantonnée à poursuivre les entreprises criminelles. Ce qu’on appelle des scams et qui étaient reconnus comme tel, aussi bien par la SEC que par les professionnels du secteur.

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Le procès contre Ripple marque donc un tournant dans la relation entre la SEC et les entreprises crypto. Car Ripple n’est pas un scam : c’est une société qui pèse 31 milliards de dollars, soit plus que Kering, le conglomérat du luxe de François-Henri Pinault, 3e fortune française. L’entreprise crypto travaille avec des banques à l’international, et les clients sont satisfaits.

Alors pourquoi la SEC a-t-elle décidé de poursuivre Ripple ?

Les agences fédérales comme la SEC doivent « interpréter et appliquer les lois » aux États-Unis. C’est leur rôle. Or, les cryptomonnaies sont différentes des actifs traditionnels. Il faut donc ré-interpréter les lois. Et l’outil dont dispose la SEC, ce sont les arrêts rendus par un jury ou la cour suprême. C’est pour ça que la SEC a commencé ce procès. Il ne s’agissait pas d’empêcher une activité criminelle, mais de définir le cadre légal des cryptomonnaies.

Malheureusement, la SEC s’est perdue en chemin.

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Réguler les cryptomonnaies, une tâche compliquée pour la SEC

Il faut reconnaître que la tâche de la SEC n’était pas facile. D’abord, depuis 2013 et ses premières confrontations avec des entreprises crypto, elle a fait face à de nombreux acteurs malhonnêtes. Souvent, il s’agit d’individus attirés dans l’univers crypto par appât du gain, ayant pour seul but de voler l’argent des utilisateurs.

Mais ces criminels ne sont qu’une partie de l’écosystème crypto. La SEC a aussi pour mission d’identifier les entreprises qui commercialisent des securities (valeurs mobilières). Ce sont des produits financiers qui sont sous sa juridiction.

Pour ce faire, l’agence américaine analyse en détail les documents qu’elle a à sa disposition. Whitepapers, prises de parole publique, publications sur les réseaux sociaux, etc.

Ces documents sont dispersés et sujets à interprétation. Les déclarations d’un responsable marketing sont-elles de simples promesses en l’air, ou une révélation sur le fonctionnement de l’entreprise ? La mise en avant des résultats d’une société est-elle destinée à attirer de potentiels investisseurs ? Difficile à dire. C’est pourtant cela qui détermine si un produit financier est une security.

La SEC procède donc au cas par cas. Regrouper et éplucher tous ces documents n’est que la première étape. Elle doit ensuite les analyser à travers le prisme d’un test vieux de 80 ans, celui de Howey, pour évaluer la légalité des entreprises.

Le test d’Howey permet de savoir si les entreprises émettent des securities ou pas. Si c’est le cas, alors elles auraient dû s'enregistrer auprès de la SEC. Et si elles ne l’ont pas fait, elles sont en infraction.

Mais cet outil est mal adapté aux cryptomonnaies. C’est le début des problèmes. Pour la SEC, de nombreuses cryptomonnaies sont des securities. Une version contredite par les entreprises.

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Le procès Ripple marque le début de la croisade anti-crypto de la SEC

Le mois de décembre 2020 marque un tournant : la SEC poursuit Ripple.

Ce procès était une étape normale dans le processus légal américain. Il s’est pourtant transformé en croisade personnelle menée par Gary Gensler, le président de la SEC, et soutenue par Elizabeth Warren, députée démocrate.

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En parallèle de ce procès aux allures d’inquisition, la SEC poursuit toutes les grandes entreprises crypto américaines. Plus question de mettre fin aux petites arnaques : désormais, la commission s’en prend aussi à des sociétés comme Coinbase. Il s’agit d’une plateforme d’échange de cryptomonnaies, cotée en bourse avec une valorisation de 52 milliards de dollars.

Ce sont donc les géants de l’industrie, voire l’industrie elle-même, que la SEC attaque. Face à cela, les entreprises crypto tentent de se défendre.

La SEC refuse de définir un cadre, mais poursuit les entreprises crypto

Riposte. Coinbase décide d’utiliser des outils légaux. Une petition for rulemaking et une petition for mandamus. L’entreprise reproche à la SEC de poursuivre les sociétés crypto sans pour autant fournir un cadre clair, nécessaire pour se mettre en règle.

Par exemple, il n’existe aucune définition de ce qu’est un « actif numérique ». Coinbase réclame des directives réglementaires.

Pour autant, la SEC ignore les demandes de Coinbase. Elle justifie l’absence de cadre par son « pouvoir discrétionnaire pour définir les priorités de son agenda.» Autrement dit, elle donnera des directives quand elle l’entendra. En attendant, elle peut continuer de poursuivre les entreprises crypto.

Comble d’ironie, le 6 juin, l’agence américaine entame des poursuites contre Coinbase. Ce qui laisse la plateforme sans voix. L’entreprise a fait de son mieux pour être en règle. Elle a demandé à la SEC de l’aide ainsi que des consignes à suivre. Et l’agence a répondu en ignorant les demandes, en restant floue sur la juridiction, et avec un procès.

Pour le camp crypto, c’est une déclaration de guerre.

On pourrait croire que l’action de la SEC est rationnelle, et que les demandes des entreprises crypto sont déraisonnées. Mais dans le même temps, en France, la situation est bien meilleure. Pourtant, nous ne sommes pas connus pour être un havre de paix administratif.

Chez nous, la loi PACTE a mis en place un cadre ad hoc, qui correspond aux attentes du secteur. Et qui s’adapte avec les spécificités des cryptomonnaies et des actifs numériques.

Les États-Unis auraient pu bénéficier d’une loi similaire. Seulement, les chambres des élus étant très divisées entre démocrates et républicains, aucun accord n’a été trouvé. Ce qui a laissé la SEC seule maître à bord.

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La taille des faillites crypto fait peur à la SEC

Too big to fail ? Avec le temps, les entreprises crypto commencent à prendre de l’ampleur. Est-ce le risque potentiel qui a braqué les commissaires de la SEC ? C’est possible. En 2022, 2 gigantesques faillites retentissent bien au-delà du monde des cryptomonnaies; celles de Terra (Luna) et de FTX. Deux mastodontes.

Le scénario fut le même dans les 2 cas : des centaines de milliers de clients perdent leur argent. Des milliards de dollars s’évaporent en quelques heures. Le pire cauchemar de la SEC en somme, car son obsession réglementaire vise avant tout à protéger les utilisateurs et les investisseurs.

Pour ne rien arranger, les entreprises responsables de ces catastrophes vont construire leur défense sur la même ligne que Coinbase. Ainsi, difficile pour les commissaires de la SEC, qui ne sont pas familiers avec l’écosystème, de trier le bon grain de l’ivraie.

Ces faillites ont provoqué un durcissement réglementaire dans le monde entier. Même en France, la régulation est devenue beaucoup plus stricte. Aux États-Unis, ces scandales sont venus confirmer les préjugés de la SEC : les entreprises crypto représentent un danger pour les investisseurs. Elles doivent donc être régulées, et avec sévérité.

🇪🇺 Pour approfondir — Réglementation MiCA : quel avenir pour les stablecoins dans l'Union européenne ?

Prise au jeu du policier et du voleur, la SEC abandonne sa mission première

Le début de la fin. À partir de ce moment-là, le divorce est consommé entre l’agence américaine et les entreprises crypto.

Pour la SEC, les entreprises crypto émettent des securities. Elles dépendent donc de sa juridiction. Et ces sociétés représentent un grand danger pour les investisseurs américains. Elles doivent donc être tenues en laisse.

À aucun moment la SEC ne se remet en question. Au lieu de ça, elle tente de tuer l’écosystème. Au point que le responsable légal de Ripple signe une tribune : « Mon conseil aux entreprises crypto ? Ne vous lancez pas aux États-Unis ! ». Un coup dur pour la première économie mondiale.

En ne proposant aucune aide pour se mettre en conformité, la SEC a rendu la vie des entreprises crypto impossible. Ce flou juridique a tué un secteur qui commençait à prendre forme aux États-Unis. Certaines entreprises auraient pu devenir des champions internationaux, comme ce pays à l’habitude d’en créer.

Audition de la SEC devant le congrès

Jusqu’au bout. Le 24 septembre 2024, la SEC passe devant le House Financial Services Committee. C’est l’équivalent de la Commission des Finances à l’Assemblée Nationale.

On reproche à la SEC son manque de clarté. Par exemple, une demi-douzaine de termes différents sont utilisés pour définir les cryptomonnaies. Est-ce que ce sont des « crypto tokens », des «crypto security tokens » ou encore des « digital assets securities that are investment contracts » ?

Ces différents termes semblent similaires. Et les différences sont si minimes qu’elles peuvent faire sourire. Pourtant, en droit, « les mots ont un sens, » souligne le président de la commission des finances. Certaines de ces expressions sous-entendent que toutes les cryptomonnaies sont des securities. D’autres signifient l’inverse.

Gary Gensler, président de la SEC, répond qu’au contraire, ces différents termes ne posent pas de problème. Selon lui, ce qui compte, c’est « l’économie qu’il y a derrière ». En d’autres termes, donner une définition n’a pas d’importance. Son agence fera son travail d’enquête et déterminera ce qu’est une security. Mais pour les entreprises qui veulent se mettre en conformité, c’est la roulette russe.

Le président de la commission des finances s’adresse ensuite à la commissaire Hester Pierce. Cette dernière s’est fait catégoriser « pro-crypto ». En réalité, elle milite simplement pour un cadre clair. Mais dans ce contexte, la neutralité passe pour du prosélytisme.

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Hester Pierce n’a pas hésité à reconnaître tous les manquements de la SEC. Selon elle, si « de nombreuses expressions différentes » sont utilisées pour définir les cryptomonnaies, c’est parce qu’il n’existe pas « de consensus définissant si les crypto sont des securities ».

En résumé, la SEC elle-même ne sait même pas quelle cryptomonnaie est une security. Une révélation qui fait mal. L’agence américaine a pourtant utilisé le prétexte « toutes les crypto sont des securities » pour s’en prendre aux entreprises.

Hester Pierce va plus loin. Elle affirme que la SEC a volontairement cultivé le flou juridique pour asseoir son pouvoir sur l'ensemble du secteur. Au détriment des entreprises comme Coinbase qui tentaient de se mettre en règle.

Pour finir, Pierce déclare : « Nous avons failli à notre devoir de régulateur. Une crypto n'est pas une security. C'est quelque chose que nous aurions dû reconnaître depuis longtemps. »

La SEC reconnaît enfin ses torts ?

Cette audition prouve plusieurs choses :

  • La SEC a bien utilisé un discours ambigu afin d’étendre sa juridiction sur l’ensemble des cryptomonnaies et de l’industrie ;
  • Elle a poursuivi toutes les entreprises qui ne respectaient pas la régulation, alors qu’elle a volontairement rendue cette régulation inintelligible ;
  • Elle avait conscience du trouble qu’elle semait ;

« La commission a mis un effort disproportionné dans le dossier des crypto actifs, et a délaissé ses autres missions. [...] Nous aurions pu fournir [des directives], mais nous avons décidé de ne pas le faire, » conclut Hester Peirce.

Ces déclarations viennent confirmer les doutes que les entreprises crypto avaient depuis longtemps. Cependant, cette commission est seulement consultative. La SEC reste hors d’atteinte.

Conclusion sur le rôle dévoyé de la SEC

La SEC a utilisé une définition floue des securities pour intégrer les cryptomonnaies à sa juridiction. Cependant, les entreprises avaient besoin de cette définition pour leur mise en conformité.

Sans ça, elles se sont retrouvées dans le noir, sans direction juridique. Et l’agence américaine, après avoir ramené les entreprises sous son joug, les a poursuivies au lieu de les réguler. On peut se demander quel intérêt avait la SEC à faire cela.

Était-ce une soif de pouvoir ? Ou a-t-elle fait cela pour court-circuiter l’écosystème crypto qui commençait à éclore ?

Depuis, l’industrie crypto est toujours en attente d’une réponse finale quant au statut légal des cryptomonnaies.

De son côté, la SEC a fait appel du jugement rendu le 7 août dans son procès qui l’oppose à Ripple. Sa croisade anti-crypto ne semble pas prêt de s’arrêter. Les procès contre les grandes plateformes Coinbase, Kraken ou Binance sont toujours en cours. L’agence américaine a également lancé des procédures contre d’autres géants du secteur.

Est-ce que la SEC est toujours à la recherche d’un arrêt rendu par décision de justice ? Ou seul la perspective d’étendre son pouvoir importe ? Difficile d’y voir clair.

En attendant, la folle croisade de la SEC a coûté aux États-Unis une place de leader dans l’univers crypto. Elle a coûté au camp démocrate le support historique des milliardaires Marc Andreessen et Ben Horowitz, ainsi que la perte de confiance du public dans l’agence américaine et les institutions fédérales.

Perdu dans son combat comme le Don Quichotte de Cervantes, Gary Gensler a en tout cas fait beaucoup de dégâts au sein de l’industrie crypto américaine.

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