Les citadelles bitcoiniennes : utopie ou dystopie ?
Quelques bitcoineurs passionnés aiment particulièrement les citadelles. Découvrons l'histoire derrière l'un des mèmes les plus populaires de la culture Bitcoin.
Les prédictions sur l'avenir de Bitcoin sont nombreuses. Certains prédisent qu'il est destiné à une mort certaine, d'autres qu'il restera une monnaie de niche, d'autres encore qu'il s'étendra à l'ensemble de la population. Ces derniers partisans soutiennent qu'une telle « hyperbitcoinisation » s'accompagnerait d'une hausse phénoménale du prix, ce qui pourrait pousser les détenteurs les plus fortunés à se retrancher dans villes fermées et isolées appelées des citadelles afin de protéger leur richesse.
Cette idée est un mème (élément repris, modifié et partagé en masse sur Internet), une représentation virale et semi-ironique de ce que pourrait être l'avenir, qui comme n'importe quel mème nous renseigne sur la société au sein de laquelle il se répand.
D'où vient le mème de la citadelle ?
Le 31 août 2013, un utilisateur de Reddit se faisant appeler Luka Magnotta (comme le « dépeceur de Montréal ») publiait un texte plutôt original dans lequel il racontait être un voyageur du temps venant de l'année 2025. Son but affiché était de demander aux bitcoineurs de l'époque d'arrêter de soutenir et d'utiliser la cryptomonnaie, car le succès de celle-ci menait inévitablement à un futur indésirable. Il s'agissait en réalité d'une critique de Bitcoin déguisée sous la forme d'un récit (probablement !) fictif.
Dans le futur décrit par le voyageur du temps, Bitcoin a perduré et s'est imposé comme la monnaie mondiale. Les monnaies fiat ont disparu. Les États, à l'exception de l'Arabie Saoudite et de la Corée du Nord, se sont effondrés, car ils ne n'arrivaient plus à prélever l'impôt correctement et ils ne pouvaient plus profiter de la création monétaire pour se financer. Le monde est débarrassé des États et des banques centrales, comme le souhaitaient les premiers partisans de Bitcoin.
Les détenteurs de bitcoin de l'époque sont devenus riches, très riches. Selon le voyageur du temps, qui écrit en août 2013 lorsque le prix du bitcoin est de 130 $, le prix a continué sur sa lancée en atteignant les 1000 dollars en 2015, 10 000 $ en 2017, 100 000 $ en 2019 et le million de dollars en 2021. En 2025, cette hausse a ralenti, mais il est impossible de l'exprimer en dollar puisque ce dernier n'existe plus !
Néanmoins, ce futur n'est pas aussi radieux qu'il n'y paraît puisque le monde a considérablement changé, suite à cette « transition » qui a été aussi brutale que révolutionnaire.
Un futur dystopique
Dans le futur décrit par le voyageur, le bitcoin s'est apprécié de manière significative. Cette hausse rapide a profondément avantagé les « earlies », les premiers adoptants s'étant procuré du bitcoin avant tous les autres, et a par conséquent créé une inégalité de richesse jamais vue auparavant. Les plus anciens bitcoineurs sont devenus des cibles de choix : les frères Winklevoss, qui détenaient plus de 150 000 bitcoins, ont été assassinés. C'est pour cela que les plus riches, après avoir accru leur sécurité au fil temps, ont fini par se réfugier dans des citadelles.
Les citadelles ont émergé initialement pour protéger les endroits où se trouvait le matériel de minage de bitcoins. En effet, celui-ci étant essentiel à la sécurité de Bitcoin, il a fallu faire en sorte qu'il ne tombe pas aux mains des États. C'est ainsi que ASICminer (l'un des premiers fabricants d'ASIC pour Bitcoin) est devenue l'une des organisations les plus riches de la planète.
À côté de cela, toujours d'après le récit du voyageur, le monde connaît une décroissance économique d'environ 2 % par an qui serait causée par le caractère déflationniste du bitcoin qui n'incite pas à l'investissement. Des tentatives de créer une nouvelle monnaie inflationniste ont été faites, mais personne n'en a voulu : tout le monde thésaurisait du bitcoin.
Cette dépression économique fait qu'il n'y a plus que formes principales de richesse dans le monde : la cryptomonnaie et la terre. L'Afrique a pendant un temps réussi à adopter le bitcoin, mais a subi un piratage majeur qui a fait perdre à ses habitants la majorité de leurs fonds. Suite à une période de chaos, le territoire africain a été réparti entre les deux grandes superpuissances : l'Arabie Saoudite et la Corée du Nord, deux États qui ont obtenu du bitcoin avant tous les autres pays et ont su s'adapter à cette nouvelle donne.
À la fin de sa description, le voyageur du temps nous révèle faire partie d'une organisation souterraine dont le but est d'arrêter Bitcoin. La première partie de leur plan consiste à s'en prendre physiquement à l'infrastructure même d'Internet, notamment en coupant câbles sous-marins qui relient les continents entre eux. La deuxième partie est le projet d'une attaque nucléaire sur les zones les plus densément peuplées du monde, afin de provoquer un chaos suffisant pour initier une révolte contre les ordinateurs. Le contact du voyageur revenu en 2013 est une sorte de dernière chance pour éviter le massacre.
Le succès d'un mème
Lorsque ce texte a été publié durant l'été 2013, le bitcoin avait déjà connu une hausse significative de son cours, mais ne valait « que » 130 $. Au fil des années, et à mesure que le prix augmentait, ce récit s'est progressivement inscrit dans les consciences. Les prédictions d'augmentation du cours sont en effet, bien qu'aujourd'hui invalidées, du même ordre de grandeur que les augmentations qu'on a connues. Les 1000 dollars ont été atteints en novembre 2013 au lieu de 2015, les 10 000 dollars en 2017 et il est possible que nous voyions un bitcoin à 100 000 dollars en 2021 (au lieu de 2019).
En particulier, l'idée de la citadelle s'est imposée dans la culture de Bitcoin comme quelque chose de tout à fait normal. Ainsi aujourd'hui, la citadelle est devenue le symbole d'une réussite (au moins financière) de Bitcoin, symbole qui est repris par quelques projets, comme le magazine maximaliste Citadel 21, la communauté française de La Citadelle VR qui organise des meet-ups en réalité virtuelle, ou encore l'étui de protection Citadel Vault.
Le récit fait par le voyageur du futur est hautement incertain. L'histoire du piratage ne tient pas, ni le fait que seuls deux États aient réussi à survivre. Mais surtout, le voyageur, à l'instar de la théorie économique dominante, surestime grandement les effets d'une monnaie déflationniste sur l'économie. En effet, une absence d'inflation ne mène pas l'absence d'incitation pour investir. En fait, le monde pourrait connaitre une période de prospérité saine, Bitcoin réduisant les comportements parasitaires liés au contrôle monétaire.
Néanmoins, le voyageur a raison sur un point : une hausse dramatique du prix du bitcoin, telle que nous la devinons aujourd'hui, mène à une inégalité de richesses initiale énorme. Cela crée le besoin de devoir sécuriser sa richesse : plus vous possédez de richesse proportionnellement à vos voisins, plus ces derniers souhaitent vous la voler. D'où l'émergence de ces citadelles.
À l'origine ironique, ce mème est donc repris d'une manière sérieuse par les bitcoineurs en tant que métaphore de ce potentiel futur où la protection de la richesse face aux particuliers et aux États deviendra une réelle question.
Ce type de mécanisme de sécurité privée n'est pas nouveau et est déjà présent dans notre monde réel au niveau individuel. Ainsi, dans de nombreux pays où l'inégalité de richesses est forte, il existe des quartiers privés dotés de forces de sécurité propres qui refusent l'accès aux personnes de l'extérieur sauf autorisation contraire. De même, dans le domaine des cryptomonnaies, l'entreprise Xapo (fondée par Wences Casares) se charge déjà de conserver les bitcoins de ses clients au sein de coffres souterrains ultra-sécurisés, dont la localisation est tenue secrète.
Des expériences faisant penser aux citadelles ont déjà eu lieu. Tout d'abord, on peut penser aux communautés socialistes utopiques de la première moitié du XIXème siècle, comme les phalanstères fouriéristes en France ou New Harmony aux États-Unis, qui représentaient des tentatives de changer la société, mais qui se sont effondrées, notamment parce qu'elles n'étaient pas viables.
Il existe également une foule d'exemples d'endroits du monde où des individus ont tenté (ou tentent toujours) de s'extraire de la dépendance de l'État. Cela comporte des lieux comme le Liberland, qui est un territoire non revendiqué situé entre la Croatie et la Serbie. C'était aussi le cas du projet de Laissez-faire City en 1996, qui n'a jamais abouti. Dans le même ordre d'idée, les expériences de Seasteading forment aussi des tentatives d'échappatoire : on peut citer la République espérantiste de l'Île de la Rose ayant existé en 1968 dans la mer Adriatique, ou encore la plateforme construite par Chad et Nadia Elwartowski en 2019 au large de la Thaïlande.
Enfin, il faut noter l'importance de l'imaginaire. Les individus voulant s'émanciper de cette manière ont pour beaucoup été inspirés par la vision du « ravin de Galt » décrit par Ayn Rand dans son roman La Grève. Mais de nombreuses autres œuvres de fiction (pour la plupart de science-fiction) abordent le sujet, dont le cycle de la Culture de Iain M. Banks, où les membres de cette fameuse « Culture » vivent principalement dans des vaisseaux spatiaux et d'autres constructions hors-planète afin d'éviter les structures de pouvoir politique et d'entreprise centralisées que les économies basées sur la planète favorisent.
Ainsi l'idée de la citadelle ne sort pas de nulle part et constitue l'aboutissement d'une tendance déjà existante, que les fortunes réalisées avec Bitcoin permettraient de financer.
Un mème critiquable
Si le mème de la citadelle a ses vertus (c'est bien pour cela qu'il s'est propagé et qu'il a eu du succès), il n'en reste pas moins critiquable.
Comme beaucoup de choses dans la culture spécifique à BTC, il est focalisé sur l'augmentation exponentielle de la valeur du bitcoin et pas assez sur la liberté qu'apporterait Bitcoin au monde s'il était adopté massivement.
Il est vrai que Bitcoin a enrichi ceux qui lui ont fait confiance, mais la finalité n'est pas de devenir riche. Devenir potentiellement riche est une conséquence de ce succès et fait partie de ce qui permet de sécuriser Bitcoin. Que ce soient les mineurs honnêtes qui prennent des risques en confirmant les transactions, les marchands qui prennent des risques en acceptant le bitcoin ou les détenteurs qui prennent des risques en détenant un actif si volatil : tous sont récompensés grâce à la hausse du pouvoir d'achat du bitcoin, directement ou indirectement.
De plus, l'être humain déteste l'inégalité (en témoigne le succès du socialisme) et promettre un avenir où une élite bitcoinienne dominerait économiquement la planète n'est pas, selon moi, une bonne stratégie pour améliorer répandre la bonne parole de Bitcoin. À l'instar de la phrase « have fun staying poor » (littéralement, amuse-toi bien en restant pauvre) qui semble être populaire ces temps-ci, cela donne une image exécrable de la communauté à l'extérieur.
Enfin, ce mème ignore les faiblesses et les possibilités d'échec de Bitcoin, qui font que son prix n'est pas illimité, et qu'une telle hausse n'est pas garantie du tout. Pour l'instant, il semble que toutes les prophéties soient en voie de réalisation, et que le bitcoin pourrait être ce trou noir qui aspire toute la richesse autour de lui grâce à ses propriétés monétaires uniques (quantité fixe). Mais ce n'est pas une raison pour se voir déjà habiter dans une citadelle.
Bitcoin est un protocole d'échange de valeur alternatif au système bancaire actuel qui est contrôlé et censuré par les États. Il est libre, résistant à la censure et résistant à l'inflation. Il apporte déjà aujourd'hui beaucoup aux marginaux, aux interdits bancaires et aux non-bancarisés, aux habitants des pays connaissant une hyperinflation ou un contrôle drastique des capitaux, aux personnes qui exercent des métiers sensibles, etc. Il est déjà utilisé pour financer des projets de confidentialités comme Tor ou des organisations luttant contre les abus des gouvernements comme WikiLeaks.
La cryptomonnaie constitue un garde-fou contre les dérives orwelliennes de contrôle et de surveillance qui se développent dans nos sociétés, et a le potentiel de limiter la richesse phénoménale prélevée sur le peuple qui travaille par l'impôt et l'inflation. Et c'est en cela que Bitcoin est révolutionnaire, pas uniquement parce que son prix augmente.
Sources
Luka Magnotta, I am sending this message from the year 2025. Things are looking bleak here, and some of you will carry blood on your hands., 31 août 2013.
Dustin Dreifuerst, The Citadel: A Manifestation Of Bitcoin Utopianism, 2 novembre 2019.
Katoshi, Citadels Are Not Just A Meme, 21 avril 2020.
Luke Parker, Will Citadels Have to Be Seasteads?, 21 juin 2020.
Image, -Citadel-, Pat Presley, 2019